Quels liens entre genre et féminisme ? Le féminisme a-t-il une date de naissance ? Remonter à l’origine des idéologies féministes reviendrait à effectuer un travail de longue haleine et peu pertinent, tant la diversité dans ses formes, ses provenances et ses méthodes d’action ont différés, et varient encore énormément à travers le monde. Une chose est sûre, contrairement à ce qui a pu être reproché aux concepts de féminisme et de genre en tant qu’idéologies d’origine occidentale, les mouvements militant en réaction aux inégalités entre femmes et hommes ont depuis longtemps déjà existé dans le monde entier sous différentes formes, et la naissance de l’idéologie féministe ne peut donc être datée. La visibilité de ces mouvements s’est cependant faite récemment et de manière disparate à travers le monde. Il est important de garder en tête que certaines voix se sont fait bien plus entendre que d’autres, notamment quant à la définition des concepts et notions.
Un féminisme engagé qui donne naissance au concept académique de genre
Précédant la prolifération du terme de « genre » comme champ d’étude, l’adjectif « féministe » a été employé en 1872 pour la première fois en France, et dans le domaine médical par Alexandre Dumas fils (1824-1895). Dans un contexte en réalité antiféministe au sens que nous lui attribuons aujourd’hui, il caractérisait en premier lieu une déviance comportementale des hommes assimilable au « féminin » (Verschuur, 2009). Le féminisme n’est donc pas né sous de beaux jours, mais rapidement, des femmes militantes, et notamment Hubertine Auclert (1848-1914) se sont emparées de ce terme pour lui donner la connotation plus engagée que nous lui connaissons aujourd’hui (Verschuur, 2009).
En Occident, le féminisme politisé et auto-proclamé apparaît à la fin du 19ème siècle avec notamment le célèbre mouvement des suffragettes. Ce féminisme qualifié de la première vague s’attache particulièrement à des revendications en matière de droits pour les femmes, à commencer par le droit de vote, l’accès à l’emploi rémunéré, mais aussi à l’éducation, ce qui mena à une entrée des femmes dans le monde académique et une augmentation du nombre de chercheuses. Ce dernier élément mena à une transformation du mouvement à travers l’institutionnalisation du féminisme au sein du monde académique.
Cela se traduit par un passage de féministes ayant vécu leur militantisme par la pratique à une génération découvrant le féminisme par la théorie, et, de ce fait, influençant les études académiques en matière de définition et problématisation des sujets de recherche (Bessin, Dorlin, 2005).
Dans cette continuité, la notion de « genre » a fait son entrée dans le champ d’étude académique et a pris un nouveau sens de celui de différenciation sexuelle qu’on lui attribuait dans les années 1970. Le concept de genre a donc des origines féministes ! Il est à comprendre désormais comme « une manière de se référer à l’organisation sociale de la relation entre les sexes » (Scott, 1988, p.41). Le principal objectif des féministes américaines qui ont introduit le concept de genre était de rejeter le déterminisme biologique de l’assignation d’un « sexe » et de remettre en cause les définitions normatives binaires liées à la « féminité » et à la « masculinité ». « Le genre est, selon cette définition, une catégorie sociale imposée sur un corps sexué » (Scott, 1988, p.45). Le genre insiste donc sur le caractère socialement construit des distinctions basées sur le sexe, et ajoute aux études féministes un aspect plus relationnel afin d’éviter un cloisonnement du champ d’étude à la femme seule (Scott, 1988) : « Cet usage rejette la validité interprétative de l’idée des sphères séparées et soutient qu’étudier les femmes de manière isolée perpétue le mythe qu’une sphère, l’expérience d’un sexe, n’a que très peu ou rien à faire avec l’autre sexe » (Scott, 1988, p.45).
Dans son célèbre ouvrage « Gender Trouble » de 1990, Judith Butler déconstruit la normativité hétérosexuelle androcentrique et insiste sur l’importance de « […] comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories [de sexe, de genre et de désir] de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus » (Butler, in Jami, 2008, pp.208-209). Judith Butler et d’autres auteures telle que la sociologue Christine Delphy en France insistent sur l’idée que le sexe ne constitue pas une nature antérieure à la construction sociale et discursive du genre. Le genre apparaît ainsi comme une catégorie performative produisant le sexe (Jami, 2008). Dans cette optique, les positions psychiques de féminité et de masculinité précèdent la différence physique basée sur l’assignation sexuelle. Le corps sexué incarne ainsi la différence entre femmes et hommes qui est construite socialement et que l’on conçoit dans la vie de tous les jours. Le genre se légitime alors comme catégorie nécessaire d’analyse de la construction des différences sexuelles (Scott, 2009).
Le genre comme outil d’analyse des relations sociales hiérarchisées
La contribution, la richesse et l’hétérogénéité de la pensée féministe ont longtemps été invisibles et non reconnues dans de nombreux domaines académiques. Les études genre avaient donc également pour objectif d’apporter une transformation paradigmatique transversale à toutes les disciplines (Scott, 1988). Dans les années 1980, l’historienne Joan Scott (1988) a été l’une des pionnières à mettre en lumière l’apport des perspectives féministes dans la perception de la société, de ses problèmes et de son histoire, en affirmant que « […] le genre est une façon première d’exprimer des rapports de pouvoir » (Scott, 1988 :56). Par exemple, elle a contribué à rendre visible l’expérience des femmes ouvrières dans l’industrie au 19ème siècle, leur rôle en tant que membres d’organisations, travailleuses, et militantes dans les mouvements sociaux.
En s’intéressant aux femmes de catégories de classes populaires et non plus uniquement à l’élite, et en les présentant comme réelles actrices sociales, l’invisibilité historique de toute une partie de la population est alors révélée (Hillenkamp et al., 2014). Au-delà d’une mise en lumière de l’histoire des femmes qui avait été occultée, ce travail représente également une nouvelle manière de voir l’histoire dans son ensemble. En effet, en incluant dans l’histoire les récits des catégories sociales opprimées, on obtient une vision plus globale qui inclut également les notions de race et de classe. Ces catégories permettent de mieux rendre compte des structures et inégalités de pouvoir du passé et du présent (Scott, 1988).
En dénaturalisant les inégalités, ces outils d’analyse permettent de mettre en avant les dynamiques sociales créant et reproduisant la domination par le patriarcat tel que le lien entre exploitation économique et oppression sociale.
Au-delà de la cause commune du combat contre la domination masculine, la diversité et pluralité des courants de pensée aboutissent toutefois à des contradictions, notamment au niveau de leur dimension politique. Ces phénomènes de crise, de contestation et de controverse quant à la définition des identités de genre et des rapports de domination qui les sous-tendent, au lieu de les affaiblir, peuvent être vus comme un processus de redéfinition par réitération des concepts : « La plasticité politique du genre dans l’espace médiatique, tout comme la plasticité épistémique du sexe dans le champ biomédical, sont une condition de leur permanence aussi bien que de leur possible contestation publique » (Cervulle, Julliard, 2018). Il est donc important d’accorder de l’importance aux modes de communication des notions de sexes et de genre et des dynamiques de transformation et de reproduction qu’ils produisent.
Repolitisation du féminisme et du genre dans l’espace public
De nos jours, le féminisme militant qui était en stagnation depuis les années 1980 est en recrudescence. Prise de conscience que l’égalité est encore loin d’être achevée et ras-le-bol de voir la société et les mentalités évoluer si lentement, des notions telles que le harcèlement de rue et au travail, la critique d’un urbanisme androcentré, l’avortement ou encore la charge mentale sont déclamées dans l’espace public par le biais de marches ou des réseaux sociaux. Quelques mois suite à l’explosion du mouvement #MeToo en Occident, c’est le mouvement #DontTellMeHowToDress qui émerge en Thaïlande suite à une directive du gouvernement qui recommandait aux femmes d’éviter de se vêtir de façon inappropriée pour limiter les agressions sexuelles durant le Festival Songkran lors duquel de grandes batailles d’eau ont lieu un peu partout dans le pays. Ces revendications prennent alors une dimension globale, même si l’intensité et les sujets des revendications peuvent varier.
En parallèle, c’est également la question des droits LGBTIQ+ qui prend une place de plus en plus importante au sein de l’espace et du débat publics, que ce soit par le biais de revendications, de controverses ou de marques de progrès, par exemple avec la visibilisation dans l’espace public, la remise en question des critères de détermination du sexe des individus ou la légalisation du mariage pour tous.
Poursuivant ce travail de dénaturalisation du sexe, du genre et de la sexualité, les études queer remettent en question la sexualité au sein de l’espace public et enrichissent la critique de l’androcentrisme engagée préalablement par les féministes.
La Suisse n’a pas échappé à cette ère des revendications, et les initiatives, marches des fierté et grèves des femmes ont bien eu lieu. Toutefois, la Suisse a encore du chemin à faire en la matière étant placée à la 27ème position sur 49 du classement des pays européens par l’association ILGA-Europe mesurant l’égalité juridique des personnes LGBTIQ+ alors qu’elle était 22ème en 2018. Les progrès en matière de diminution des inégalités femmes-hommes mesurée par le Global Gender Gap Index du World Economic Forum sont également minimes. L’égalité des droits entre femmes et hommes, bien qu’institutionnalisée dans la constitution, peine à se concrétiser, et de nombreuses discriminations persistent envers les personnes LGBTIQ+, notamment en matière de droit de la famille, ce qui démontre l’importance de la perpétuation des luttes pour changer les lois, les mentalités et les comportements.
Références
BESSIN, Marc, DORLIN, Elsa (2005), « Les renouvellements générationnels du féminisme : mais pour quel sujet politique ? », L’Homme et la société, vol.4, n°158, pp.11-27.
CERVULLE, Maxime, JULLIARD, Virginie (2018), « Le genre des controverses ; approches féministes et queer », Questions de communication, vol.1, n°33, pp.7-22.
HILLENKAMP, Isabelle, GUERIN, Isabelle, VERSCHUUR, Christine (2014), « Economie solidaire et théories féministes : pistes pour une convergence nécessaire », Revista de Economia Solidaria, ACEESA, pp.4-43.
JAMI, Irène (2008), « Judith Butler, théoricienne du genre », Cahiers de Genre, vol.1, n°44, pp.205-228.
SCOTT, Joan W. (1988), « Genre: une catérogie utile d’analyse historique », in BISILLAT Jeanne, VERSCHUUR, Christine (dir.) (2000), Le Genre : un outil nécessaire – Introduction à une problématique. Cahiers genre et développement n°1, Paris: L’Harmattan, pp.41-67.
SCOTT, Joan W. (2009), « Le genre: une catégorie d’analyse toujours utile? », Diogène, vol.1, n°225, pp.5-14.
VERSCHUUR, Christine (2009), « Quel genre? Résistances et mésententes autour du mot “genre” dans le développement », Revue Tiers Monde, vol.4, n°200, pp.785-803.