Tenir ou lâcher sa main ?
Les rues, les gares, les parcs, les bords du lac… Je ne sais pas pour vous, mais moi, quand je regarde autour de moi, dans ces espaces publics, je ne vois jamais (ou très rarement) des couples LGBTIQ+ se tenir la main, s’embrasser ou avoir un simple geste de tendresse. Pourtant, quoi de plus naturel que de vouloir montrer de l’affection à une personne qu’on aime ? Et ce, n’importe où ? Pourquoi certains espaces seraient réservés à certaines personnes et pas d’autres ?
En tant que femme cisgenre, dyadique* et non hétéro, j’aimerais bien dire que lorsque je tiens la main à une femme dans la rue, que je me fiche des potentielles remarques ou regards qui peuvent se poser sur nous. J’aimerais pouvoir dire que mon élan amoureux dépasse tout ça, toute cette haine ou agressivité gratuite. Sauf qu’évidemment, ce n’est pas si simple.
Alors oui, on avance, les personnes LGBTIQ+ commencent à être plus représentées dans les médias, on parle beaucoup plus du respect des orientations sexuelles, de transidentité, la question du mariage est en cours de traitement, mais il y a quand même des choses qui stagnent. Les lois sont certes nécessaires, mais elles ne suffisent pas. La transphobie, la biphobie et l’homophobie sont toujours bien présentes.
Combien de fois ai-je entendu, en discutant avec des personnes LGBTIQ+, les difficultés dans les couples qui pouvaient être engendrées par ces thématiques, la peur d’être agressé·e physiquement ou verbalement ou simplement, l’envie de ne pas avoir à se justifier constamment d’exister ou d’aimer les personnes qu’on aime, face à des personnes fermées d’esprit qui pensent que l’amour ou l’identité sont des sujets de débats…
*"une personne qui rentre dans les standards mâles ou femelles, c’est à dire non-intersexe" - La Vie En Queer
(In)visibles : un projet pour visibiliser la représentation des couples et familles LGBTIQ+
C'est pourquoi, nous avons lancé un projet avec Zoé et Bruno : (In)visibles dans l’espace public, qui a pour but de visibiliser les couples et familles LGBTIQ+ dans la rue afin de sensibiliser les gens, et surtout les jeunes à la thématique. On espère que ce projet va aider les personnes concernées à se sentir mieux et à moins se censurer s’ils/iels/elles ont envie de partager de l’affection avec leur conjoint·e·x en public. Avec nos participantes et Bruno, le photographe de l’équipe, on vient de terminer notre tout premier shooting photo pour le dossier de financement de notre projet.
En écoutant mes participantes témoigner, je réalise qu’on ne les a pas mis dans une situation simple. Se promener dans une rue avec un photographe et une journaliste radio qui vous suit, ça attire les regards. Mais en plus, si c’est un couple de femmes qui s’embrasse, ça les attire doublement.
J’attends le train avec elles et on discute du projet quand tout d’un coup, un type qui nous avait croisées au début du shooting s’approche de nous. Il nous demande alors ce qu’on faisait. Je lui explique le but du projet et en rigolant, lui montre mon sac arc-en-ciel en lui disant « on n’est pas dans la norme ». Pour moi, c’était évident que je parlais de norme sociétale, nous sommes une minorité certes, mais ce n’est pas une raison pour être invisibilisé·e·x·s. Avec étonnement, on l’a vu partir dans un discours sur la « normalité » et la « non-normalité », définie selon lui par le fait de pouvoir faire des enfants (bonjour la stigmatisation des personnes stériles ou ne désirant pas avoir d’enfants…). Ce sur quoi nous avons répondu qu’un couple hétérosexuel pouvait également être stéril, et que selon son raisonnement, ces derniers ne seraient pas non plus « normaux ». On a fini par lui rappeler qu’aujourd’hui ce n’était pas si compliqué d’avoir des enfants pour les personnes LGBTIQ+. Après il nous a sorti le fameux « deux femmes ensemble ça passe mais deux hommes j’ai plus de peine » (Merci la pornographie mainstream et le patriarcat…).
Je ne sais pas ce qui m’a le plus surprise dans cette histoire, le fait qu’un inconnu se permette de venir tenir des propos pareils face à trois femmes queer, ou le fait qu’il compare l’homosexualité à un handicap. Dommage que la journaliste qui nous suivait avant ne soit plus là pour enregistrer ses propos à la radio…
Il y a encore beaucoup de personnes qui mettent énormément d’énergie pour éviter des discriminations homophobes, qu’elles soient homos/bis ou hétéros. Au vu des réactions de certaines personnes et de leurs propos inappropriés ou insultants, c’est assez compréhensible.
Selon un sondage réalisé à Paris[1] en 2008, sur 3587 participant·e·x·s LGBTIQ+, seulement 50% des femmes s'autorisent à tenir la main de leur partenaire dans la rue, et ce chiffre est encore plus faible pour les hommes: ceux-ci sont en effet seulement 39% à oser le faire. Lorsqu’on leur demande combien embrassent leur partenaire publiquement, les femmes sont 41% à répondre le faire contre 36% des hommes. Comme le souligne Marianne Blidon, “la peur de l’agression physique et/ou verbale demeure un élément structurant qui encadre les pratiques.”[2] Ce problème social complique la vie de nombreuses personnes.
À titre personnel, je n’ai encore jamais rencontré de personne LGBTIQ+ m’ayant dit que l’espace public ne leur avait jamais posé de problèmes ou créé de tensions dans leur couple.
Un mois plus tard, on terminait notre premier shooting en présence d’une famille de mamans avec leur petit bout de chou adorable qui n’arrêtait pas de rigoler. Lors de cette séance photo, une des deux mamans nous confie que pour elles, le plus difficile est le regard des autres et les questions intrusives que des personnes se permettent de leur poser. Pour citer un exemple : un serveur dans un restaurant leur a demandé, sans retenue et sans gêne, de quelle manière elles avaient conçu leur enfant. En effet, il leur arrive souvent de devoir faire face à des questions indiscrètes d’inconnus qui concernent leur vie privée et celle de leur fils. Elles nous expliquent alors de parfois se sentir piégées par toutes ces interrogations maladroites et déplacées. Ces mamans souhaiteraient que ces personnes se rendent compte que leurs questions sont inappropriées et qu’elles fassent preuve de plus de respect.
On espère que cette expo aidera aussi à ce que les couples et les familles arc-en-ciel soient perçus comme ordinaires aux yeux de la population. Que l’espace public ne soit plus réservé à un seul type de personnes (majoritairement blanches, hétérosexuelles et cisgenres). Vous en voyez beaucoup, vous, des affiches ou des pubs dans la rue, qui se détachent de cette norme ?
Parce qu’on nous fait bien comprendre, avec tous ces commentaires, qu’on est toléré·e·x·s sous la condition de ne pas être trop visible·x·s justement. Parce que sinon « on s’affiche » comme disent certain·e·x·s, « on s’exhibe » quand on a juste envie de prendre la main d’une personne qu’on aime. C’est déjà assez compliqué à déconstruire en tant que personne queer, alors si en plus la société nous le rabâche à longueur de journée…
Zoé, la co-fondatrice du projet, m’expliquait l’autre jour que sa fille, lorsqu’elle avait 5 ans, était venue vers elle en lui demandant si deux filles pouvaient se marier ensemble. Suite à sa réponse positive, elle lui avait alors demandé « mais maman, comment ça se fait que je ne les vois jamais ?»
Du coup, on s’est dit que c’était important de mobiliser les écoles pour sensibiliser les enfants à ces questions, parce que les premières insultes qu’ils entendent sont « pute » et « pédé », parce que malgré ce que disent certains profs, il y a du harcèlement, de l’homophobie et de la transphobie à l’école. Pour que la différence ne soit plus perçue comme « anormale » justement, mais comme une richesse. À titre personnel, je suis certaine d’une chose : si j’avais vu des couples ou familles arc-en-ciel à 14 ans, j’aurais vécu beaucoup mieux mon adolescence. J’aurais eu beaucoup moins honte de moi-même.
Quand on sait que les jeunes LGBTIQ+ sont 5 fois plus à risque de faire des tentatives de suicide avant l’âge de 20 ans[3], ça fait réfléchir à nos responsabilités en tant qu’adultes. Et cela démontre aussi la nécessité d’un projet comme celui-ci.
La première exposition aura lieu au parc des Bastions du 14 mai au 8 juin 2020 à Genève, pour qu’elle s’inscrive le 17 mai, la Journée Internationale contre la Transphobie, la Biphobie et l’Homophobie. On cherche encore des couples et des familles à photographier pour le projet, que ce soit pour l’exposition genevoise ou pour la page Instagram, alors si vous connaissez des personnes qui pourraient être intéressées ou si vous-même vous avez envie de faire partie de l’aventure, n’hésitez pas à nous contacter ! Dans tous les cas, rendez-vous au vernissage de l’exposition qui aura lieu le 14 mai.
Page Instagram : @in.visibles_lgbtiq
Page Facebook : @in.visibles.lgbtiq
Reportage de la journaliste : émission du 18 octobre 2019
[1] Marianne Blidon, « La caustique du baiser », EchoGéo [En ligne], 5 | 2008, mis en ligne le 13 juin 2008, consulté le 10 septembre 2019, p. 3. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/5383 ; DOI : 10.4000/echogeo.5383
[2] Ibid., Marianne Blidon, « La caustique du baiser », p. 6.
[3] Voir l’étude réalisée en 2014 “les minorités sexuelles face au risque suicidaire”: http://info-suicide.be/wp-content/uploads/2014/05/INPES_minorites_sexuelles-B.pdf