Inspiration
L'atelier d'aquarelle collective propose un échange autour de l'inclusion. En expérimentant en groupe l'aquarelle de façon ludique – notamment en peignant à plusieurs sur une grande feuille de papier - il s'agit de tenter de se rencontrer, dialoguer ensemble, se découvrir et s'exprimer dans un cadre bienveillant.
J'ai rencontré Magali Raspail au cours de mes études à la HEAD, il y a de cela trois ans.
Nous avons co-fondé le collectif AFTER-, formé de quatre artistes, et réalisé des projets artistiques pluridisciplinaires, notamment entre la Suisse et le Pérou. Nous nous retrouvons aujourd'hui dans nos approches de l'art et de la médiation, par le biais notamment de l'écriture et du récit, ainsi qu'à travers nos pratiques artistiques et professionnelles liées au monde du social et de l'éducation.
Nous avons choisi de proposer l'expérience de l'aquarelle collective pour les bénévoles de Be You Network, afin d'explorer les questions d'identité, de fluidité et de dialogue par le biais de la création artistique.
L’aquarelle - m'accompagnant depuis près de huit ans, est un médium cathartique qui, par la relation de douce dilution entre pigments et eau, me permet d’explorer et de déconstruire ma pratique dans une atmosphère de bienveillance, d’autonomie et de tranquillité. Que ce soit avec mes proches ou un groupe d’enfants, dans une Maison de quartier ou au fond d’un jardin, je cherche à confronter et partager cette expérience de l’aquarelle en la proposant à autrui.
Premier plongeon
Samedi 25 janvier, 17h.
Emmenant sur l'épaule notre matériel, nous retrouvons une partie de l'équipe Be You Network à Genève afin de faire la route ensemble jusqu'à Lausanne - à l'Espace Dickens, où a lieu l'événement.
On arrive dans une petite salle de conférence, il y a déjà des gens.
Des tables installées pour l'apéro contre le mur, plafonniers néons et penderie en métal pour le vestiaire.
On tire des tables au milieu de la pièce, on y scotch le grand papier et installons le matériel qui sera mis à disposition : un foehn, des torchons, des pailles, des pinceaux, des vaporisateurs d'eau, du scotch, de la gomme arabique.
Sur les tables, à même le papier, on pose des coupelles d'aquarelle déjà diluée afin de les avoir sous la main.
On sera une dizaine en tout.
On tourne dans la salle, on se rencontre un peu, on grignote, on se serre à boire.
On sourit timidement, l'ambiance est plutôt chaleureuse. Il y a de la musique.
Puis, Déborah prend la parole pour ouvrir officiellement la session, présente Be You Network et introduit le lien entre l'activité et les thématiques des causes chères à l'association, avant de nous inviter à nous présenter.
On s'assied autour de la table et commençons par un moment de relaxation, puis Magali propose un exercice d'imagination, histoire se mettre dans le bain : imaginer un monde idéal, où chacun.e.x serait reconnu.e.x dans sa différence, se représenter ce que peut être une fluidité de l'identité - apparentée à l'eau - qui se répandrait sur le papier, comme une trace sur la feuille, prenant son espace.
Et garder en tête des mots, des termes qui pourraient émerger lors de la session.
C'est une sorte de préparation, d'entrée en matière pour se mettre en condition de peindre et se mettre à l'aise ensemble.
On se lève et on écarte les chaises, puis je montre différentes façons de s'initier à la peinture, d'entrer dans l'action : vaporiser d'abord de l'eau, par petites gouttes ou par flaque, puis y diffuser la couleur à coup de pinceau imbibé d'aquarelle.
Ou diriger le geste en dessinant des formes au pinceau.
Ou faire simplement goutter des taches, tracer au scotche et recouvrir de peinture, utiliser la gomme arabique, le foehn. Puis, chacun.e.x s'approprie doucement le matériel, les gestes, la pratique, la proposition.
L'aquarelle est un médium sensible et accessible ; pour moi, la fluidité de l'eau, mêlée à la couleur, crée un espace bienveillant d'expérimentation, un milieu safe où l'essai, le hasard, l'accident, l'esquisse, le geste sont tous bienvenus, légitimes. En d'autres termes, un lieu d'échange où chacun.e.x peut y trouver sa place, découvrir, explorer, échanger, s'essayer à une expérience créative et humaine.
Mes expérimentations picturales m’ont amenée à déconstruire le rapport entre mon geste et l’élément de l’eau : celle-ci impose son rythme, qu’il soit lent ou rapide, et je ne peux m’empêcher d’être fascinée. La relation entre elle et mon pinceau est subtile, le geste et les gouttes semblent s’accompagner, s’entremêler, s’entre-conduire, se soutenir et se repousser, se répondre.
Parfois, c’est mon geste qui définit l’espace dans lequel l’eau et la couleur viennent s’installer.
Parfois, c’est l’eau qui crée l’espace dans lequel j’interviens avec mes couleurs.
J’aime ce dialogue de territoires, il me permet de surmonter l’angoisse inhérent à la création, de la toile blanche et des questionnements qu’elle engendre (par où et comment commencer ?) - c’est une sorte d’entrée en matière. L’eau agit comme un révélateur de mouvement et de rythme.
Exploration
Retour à l'Espace Dickens :
Chacun.e.x expérimente dans son coin, tantôt de façon timide, tantôt joueuse, indécise, avec appréhension ou enthousiasme. En tout cas cela semble intriguer et faire vibrer différemment la sensibilité de chacun.e.x.
Quelques personnes se demandent si l'on peut réellement se rencontrer, apprendre à se connaître, dialoguer ensemble sur le papier ; si le jeu de territoires peut vraiment se résoudre - n'est-il pas vain d'essayer de se rejoindre, notamment à travers cette proposition ?
Est-il possible de vraiment se rencontrer tout en se respectant, en s'écoutant et donnant place à la sensibilité et l'expression de chacun.e.x ?
N'est-il pas tyrannique d'assumer que tout soit à la fin recouvert – censuré, en quelque sorte – dans cet espace rectangulaire imposé de la feuille ?
N'y-a-t'il pas un contrôle inévitable dans cette proposition, sous couvert de tester une activité créatrice conviviale ?
Tout autant de questions ouvertes et riches en réflexion qui prennent forme au fil de l'eau (hem, de la session).
En effet, au début tout le monde commence dans son coin, puis l'on vient à devoir se rencontrer picturalement, se dépasser, se recouvrir et s'effacer, se déborder les un.e.x les autres avec les couleurs.
Certains dessins disparaissent sous d'autres, certains endroits deviennent une grande flaque grise diluée de multiples couches et couleurs.
Certains essais appliqués du début sont déformés, effacés, recouverts, métamorphosés en autre chose.
On perd, on espère, on se projette, on se met un peu à nu, on se frustre, on laisse couler, on ose, on submerge, on noie, on envahit, on prend la place, on dépasse, on s'efface.
Immersion
Le résultat - ou en tout cas la projection de ce qu'on se faisait d'un résultat pictural - prend des chemins de traverses, le papier gondole, il transparaît encore du papier blanc par-ci par-là, des flaques se forment, des gens s'arrêtent, d'autres s'amusent de plus en plus.
Alors quand décide-t-on que c'est fini ? Quand tout est saturé, uniforme, informe, coloré, vivant, criant ?
Peindre sur le papier, c'est superposer des couleurs et des transparences en strates, couches, et voir apparaître un espace, ajouter de la lumière, encrer les profondeurs. Une perspective nouvelle s’échappe de l’image et vient nous sauter aux yeux.
Elle nous raconte de nouvelles choses.
La couleur se propage dans l’eau, vient se diffuser par la transparence de l'aquarelle, et jouer avec les opacités de l’encre.
On ombre, illumine,
On appuie, on ajoute,
On trempe, on sèche,
On souffle, attend.
On regarde.
Il y a un an, je suis allée voir l'exposition d'une amie photographe. Elle avait suivi et photographié l'intimité du quotidien d'un couple d'ami.x dans leur processus de transition. Sur les photos, l'élément de l'eau était presque omniprésent, comme un troisième sujet qui venait relier les deux personnes, les accompagner dans leur processus. Je me rappellerai toujours ce qu'avait écrit L. au sujet de son parcours :
''La transition est un processus quotidien, fluide, comme l'eau. (...) C'est une sorte de plongeon nous ramenant à qui nous sommes, donnant lieu à une forme de renaissance.''
Etant moi-même une femme cis blanche, je ne peux comprendre et réaliser la complexité, l'intensité et peut être aussi la violence de ce qu'est que traverser – faire une transition, quelle qu'elle soit, dans une société comme la nôtre - qui a encore tant à travailler dans le sens des droits des personnes LGBTIQ+.
Mais à force de fréquenter cet élément de l'eau – en l'expérimentant autant à travers ma peinture qu'à travers sa symbolique dans mes écrits, mes lectures, mes observations de l'environnement, l'art et la culture – je peux saisir et sentir ce qu'il peut évoquer, selon ce que l'on traverse justement comme étape de vie : moments réflexifs, chamboulements, doutes, questionnements, renversements, tatônnements, silence, incertitude, hésitation, paralysie, stagnation, affirmation, manifestation...
Tout autant de termes, de sensations, d'émotions qui expriment la complexité du passage d'un état à un autre – comme dans le cycle de l'eau – qu'il soit émotionnel, physique, psychique, ou tout à la fois.
Pour moi, l'eau exprime notre rapport à notre propre parcours intime, notre propre cheminement, à la rencontre de nous-même, de notre sensibilité.
Etant suisse et argentine, je comprends aussi ce que signifie se sentir entre deux rives, à la croisée de deux mondes, deux cultures. Je ne suis pas tout à fait l'une ou tout à fait l'autre, mais un peu des deux, et ça dépend des moments, je me sens toujours en mouvement, en hésitation, en oscillation.
Oscillation
J'ai pu également observer des similitudes entre la fluidité de l'aquarelle, l'acte de peindre et les rapports entre les personnes. Pour moi, il y a une réciprocité poétique entre la relation de l'eau, le geste pictural, et ce qui touche au relationnel :
Ça parle de sensibilité, d'émotions, de tensions, de créer du lien, de se comprendre et se chercher, de tenter de communiquer, de se faire une place parmi les autres, de résonner ensemble.
Ça parle du chemin que l'on fait pour se comprendre soi-même, apprendre à mieux se connaître, écouter sa propre sensibilité.
Dans un atelier d'aquarelle collective, je peux observer cela chez les autres - voir ce qui anime, attire, repousse, intimide, engage et réagit en chacun.e.x.
L’eau, le hasard, les dynamiques de groupes... sont tout autant de facteurs venant alimenter l’initiation, le voyage, le processus de création et apporter du souffle, du mouvement dans la pratique.
Ce cheminement analytique m’a permis de préparer le terrain en vue de proposer l’expérience de l’aquarelle collective, car je crois au pouvoir bénéfique de ce médium et à l’enrichissement issu du partage : expérimenter quelque chose de nouveau, plonger à plusieurs dans l’inconnu, se confronter aux autres et se rencontrer autour d’une activité inhabituelle... L’acte de création devient d’un coup public, les autres sont présent.e.x.s ! Même si on se connaît, on ne réagit pas comme d’habitude avec un pinceau à la main et en étant exposé.e.x à un groupe.
Dans ce contexte, je parle de ‘pédagogie du hasard’ - elle repose sur deux facteurs instables, à savoir des auteurs d’accidents : l’action de peindre à l’aquarelle - rencontre du pigment et de l’eau - et de travailler avec un public.
L’instabilité de la peinture à l’aquarelle repose sur la relation entre les pigments et l’eau, la dilution de mon geste, l’eau en tant que vecteur et flux, qui impose son rythme et apporte l’intervention du hasard par son mouvement. Considérer un public comme créateur d’accident, c’est considérer cette relation - la rencontre entre lui.elle.x et le médium - comme quelque chose que l’on ne peut pas contrôler.
A l'image de l'eau, nous sommes emporté.e.x dans le tumulte et les remous de nos vies, toujours en mouvement, en (dés)équilibre, en oscillation :
Pour moi, l'oscillation c’est se mouvoir selon un mouvement alternatif et régulier, être animé.e.x d’un mouvement de va-et-vient qui menace l’équilibre, la régularité, met les règles et les lois en perspective.
Hésiter entre des attitudes contraires.
Se créer un espace-temps de réflexion, d'écoute de soi.
L’oscillation crée un espace où les opposés - et par extension, tout entre les deux - peuvent cohabiter et permettre ainsi une liberté d’action.
C'est un processus de pensée et de réflexion basé sur le flottement, le va-et-vient, contre la rigidité de l’esprit, d'un système, de règles, toujours en questionnement et en mouvement.
''Si chaque poisson adaptait voluptueusement la courbe de ses flancs aux moindres sollicitations du milieu, le banc tout entier s'organisait en spirale comme un tourbillon.''
- Commandant Cousteau
Expiration
Fin de la séance.
On s'assied autour des tables, on observe le résultat. On rit ou on retrouve sa timidité, comme si une fois remonté.e.x à la surface, on reprenait un peu le contrôle.
Magali nous enjoint à proposer des mots en lien avec l'exercice de départ - un monde idéal, la fluidité de l'identité, mais aussi des sensations et impressions vécues lors de l'expérience.
On répond timidement, comme groggys encore de l'expérience. Pas facile de prendre de la distance et analyser alors que l'on vient d'émerger !
Elle écrit les mots qui surviennent, qui seront les traces de ce moment passé ensemble.
C'est peut-être ça l'inclusion – un espace d'expérimentation où chaque geste, accident, caractère, esthétique, envie, forme, attitude, projection survient un moment donné - même si ça finit par se faire recouvrir, ça a pu s'exprimer un instant et restera présent sur le papier.
La trace invisible du passage de chacun.e.x y est, quelque part.
A l'avoir vécu, on le sait, on le devine sous la vie tumultueuse des nombreuses couches générées par les essais, coups de pinceaux, jets d'encre et taches.
Ça bouge et curieusement, le mouvement y est à la fois à jamais fixé.
C'est une trace, une mémoire de l'expression fugace mais intense, vive, de chacun.e.x.