Céline Sciamma est devenue pour moi un véritable emblème. Celle d’un cinéma français poétique, engagé et féministe. Elle pose un regard sans cesse renouvelé, sans cesse interrogateur, un regard presque dévoué sur le féminin, sur les relations entre femmes, sur certains codes de notre société.
Son dernier film, prix du meilleur scénario au festival de Cannes, Portrait de la jeune fille en feu, est une nouvelle merveille cinématographique. Sciamma y retrouve Adèle Haenel, l’actrice qu’elle avait déjà mise en scène des années auparavant dans La naissances des pieuvres (2007), un des premiers films traitant de relations entre femmes que j’avais vu. Et je me souviens alors avoir été déroutée par son cinéma, par sa pudeur, par son anticonformisme. De belles retrouvailles pour deux artistes qui ne semblent jamais s’être vraiment quittées, et qui gardent une place importante dans la vie l’une de l’autre, quelle qu’elle soit.
Je suis allée voir le film un peu avec la même excitation que lors que j’avais découvert Les noces rebelles près de 10 ans après Titanic, un peu comme lorsque l’on retrouve un vieux couple d’amis que l’on pas vu ensemble depuis longtemps. Et j’ai été absolument subjuguée.
De quoi ça parle
La Bretagne au XVIII siècle. Héloïse (Adèle Haenel) est une jeune femme noble sortie du couvent par sa mère, afin de prendre la place de sa sœur récemment décédée, qui devait se marier. Comme il était parfois de coutume à cette époque elle doit, avant les noces, et compte tenu du fait que les époux ne se sont jamais vus, envoyer son portrait à son futur mari. Mais Héloïse refuse ce portrait, car elle refuse ce mariage. Sa mère fait donc appel à Marianne (Noémie Merlant), une jeune peintre dont elle connait le père, qui devra se faire passer pour la dame de compagnie d’Héloïse le temps de quelques jours, et peindre cette dernière en secret.
Une ode au regard féminin
Ce film met avant tout en scène un regard. Un regard posé sur Héloïse par Marianne. Un regard posé sur Adèle Haenel par Céline Sciamma, car la réalisatrice a annoncé elle-même que ce film avait été pensé et écrit pour l’actrice. Et pourtant, c’est finalement en personnage secondaire que l’on retrouve Haenel, ce qui fait énormément de sens avec l’objet du film : on scrute, on observe, on aime Héloïse – mais on n’est pas Héloïse.
Ce regard est un regard qui cherche la beauté, l’esthétique, c’est un regard professionnel du peintre sur son sujet, mais qui, du fait du secret, créé également de la séduction, de l’ambiguïté, une tension sensuelle entre les deux femmes. Et de la sensualité il y en a. Parfois un peu étouffée, un peu sauvage, toujours interdite et pourtant pas torturée.
L’alchimie entre les deux actrices principales du film est immédiate, palpable, délicieuse. Adèle Haenel est une Héloïse habitée fascinante et Noémie Merlant en Marianne est époustouflante. Elle est ce regard en coin qui détaille Héloïse, qui essaie de capturer chaque infime partie du sujet qu’elle doit peindre. Elle est dans tous les plans ou presque, c’est elle notre personnage principal, c’est elle notre porte d’entrée dans cet univers sobre, épuré et un peu austère, de ce petit coin de Bretagne sauvage.
Aux allures presque de huis clos, l’intimité construite entre les différents personnages est enveloppante, on s’y réchauffe comme auprès d’un feu, le monde extérieur semble avoir presque disparu.
Une grande caractéristique du film réside enfin dans l’absence absolue de regard masculin. Ce fameux « male gaze » par lequel passe presque la totalité des œuvres d’art, de la peinture au cinéma, et qui influence notre manière de percevoir notre société.
Les hommes n’ont que des rôles mineurs et quasi aucun dialogue. Il s’agit de l’histoire de femmes vues par des femmes, évoluant bien dans un monde patriarcal, sans vraiment le nommer, mais sans jamais l’oublier non plus.
Ce qui rend le film, à mon sens, absolument politique.
Un film d’époque, moderne et politique
Sciamma fait le choix d’un film d’époque, ce qui semble a priori peu propice à l’engagement. Et pourtant, elle y arrive. Elle arrive à faire un parallèle avec notre société moderne, en abordant des sujets et mettant en scène des dialogues qui, bien que respectueux de l’époque dépeinte, ne sont pas ni guindés ni lourds. En faisant ce choix, Sciamma contribue en plus d’une certaine manière à recréer de l’imaginaire collectif et ajouter des perspectives différentes à notre Histoire commune. On y parle règle, avortement, mariage pas forcément consenti, relations lesbiennes. On y parle d’amour, de rencontre, de désir, de résilience.
Nous rencontrons les deux jeunes femmes dans un court instant de respiration entre deux institutions régulant la place de la femme: le couvent et le mariage. Car la place de la femme est au centre même du film. Sa place dans le monde artistique, sa reconnaissance professionnelle, sa place dans la famille, sa réalité biologique, sa prétendue passivité. C’est comme si on donnait enfin une « backstory » à ces personnages qui sont d’habitude dans l’ombre : le sujet d’un tableau, la fille de l’artiste, la domestique. Car il ne faut pas oublier en plus de Marianne et Héloïse, Sophie (Luàna Bajram) la dame de compagnie, à qui on donne enfin une vraie ligne narrative.
Ce film est pour moi une réflexion sur la sortie de la passivité féminine. Il ne s’agit pas d’une simple adoration et fascination d’une muse, mais d’une sorte de collaboration tragique, car elle n’a pour objet que leur séparation. Aucune des deux protagonistes ne perd de vue ce qui est en jeu ici, il s’agit tout de même de peindre le portrait de mariage d’Héloïse, Marianne participant ainsi activement à sa promesse à un autre.
On est loin, très loin d’Hollywood. Il n’y a aucune occupation d’espace qui ne serait pas nécessaire, tout est presque mis à nu dans une merveilleuse esthétique brute. On se sent immergé.e dans ce monde aux allures de peinture, de fresque, symbolisant une douce mise en abîme. Les musiques y sont rares et dès lors puissantes, presque déchirantes. On ne cherche pas à occuper le.la spectateur.rice à tout prix. On cherche à subtilement le.la ramener à cet instant présent, cet instant précieux. À cette rencontre, à ce regard, à la beauté de s’aimer, sans toujours s’appartenir.
Je vous laisse découvrir le trailer ci-dessous – rendez-vous en salle !
Le film est actuellement en projection aux Scala à Genève, et partout en Suisse romande.
Il sera également diffusé dans le cadre du festival du film LGBTIQ+ de Genève (Everybody’s perfect), le samedi 12 octobre à 21h; le mercredi 16 octobre à 16h15 et le samedi 19 octobre à 12h.