Aussi loin que je me remémore ces premiers instants de conscience dans l’espace public, jamais je ne me suis réellement senti en sécurité, ni à ma place. Et cette sensation ne s’est bien évidemment pas effacée au fil du temps ; elle a pris de l’ampleur, a investi mes mouvements, mes muscles et mon sang, s’est frayée un chemin jusqu’au bout de mes doigts. Je me meus dans l’espace au rythme de ces petites voix dans ma tête, cet instinct, comme je l’appelle si souvent…un sixième sens qui me guide dans la réalisation spatiale de mon individualité.
N'ayant jamais été très enthousiaste de devoir me déplacer dans un espace qui m’a toujours été pour le moins hostile, les premières nouvelles d’un confinement semi-obligatoire ont été accueillies avec beaucoup de réjouissance de mon côté. Bien qu’on me considère communément comme le social butterfly, l’extravagant extraverti qui aime tant la compagnie que passer son temps entouré d’attention et de regard ne le gêne que peu. Cette théorie est certes fondée, mais s’applique seulement à des endroits que je maîtrise, que je connais, où je suis accepté comme je suis, et dans lesquels j’ai des ressources et des armes. Et la rue ne rentre certainement pas dans cette catégorie. Après deux mois passés entouré de ma famille, de mes chats et de mes plantes vertes, après deux mois enfermé entre quatre murs et un écran de lumière bleue, mon seul contact avec l’extérieur se faisait, à quelques exceptions près, à travers ce que j’observais derrière ces boucliers de verre. J’avais quelque peu oublié le rôle limitant de l’espace public dans ma vie. J’avais oublié ma réalité l’espace d’un instant. Je ne me rendais plus compte de comment mon existence dans un espace qui me voulait différent, « hors-norme », était perturbatrice et sujette à questionnement…et à violence.
Je me suis ainsi rendu en ville de Genève, bien innocemment, après un shooting dans le studio de yoga où je travaille. Ma meilleure amie et moi en avons profité pour nous balader dans la ville, au bord du lac et dans les rues basses puisque le temps nous souriait. Dès que je mis le pied hors du studio, la réalité me frappa aussi violemment que le tonnerre s’abat sur la terre les soirs lourds d’été. Et croyez-moi quand je vous dis que ces balles m'ont atteint en plein cœur. On me regardait à chaque seconde.
Examiné. Jugé. Appelé. J'ai entendu des chuchotements dans mon dos. Des yeux sur chacun de mes mouvements. Les attaques silencieuses sont pires que les coups francs et directs. C'est ce qui fait le plus mal. Je me dégoûtais alors moi-même. Je sentais l’empreinte de leurs pensées nocives et empoisonnées sur ma peau, sur mon être tout entier. Je ne me sentais tout d’un coup plus à ma place. Pourri. Harcelé. Violé. Vulnérable.
Mes yeux se remplissent de larmes en écrivant ces mots. Admettre la vérité. Je ne « passe » pas.
Et c'est un rappel que je reçois chaque fois que je suis dans un espace public. En terminologie queer, « to pass » ou « passing » est un terme utilisé pour faire référence à une personnes LGBTIQ+ qui n’est visiblement identifiable comme telle ; on l’utilise généralement pour parler des personnes trans*, bien qu’il s’applique à d’autres réalités également. Je ne pourrais donc jamais me cacher derrière les idées que l’on se fait d’un « vrai homme », je ne pourrais cacher ma sexualité derrière un masque. Tout simplement parce que ma sexualité me précède, peu importe l’espace que je pénètre.
Alors que nous ne sommes qu’au milieu du mois des fiertés, que les cris #blacklivesmatter ne cessent de résonner dans nos esprits, il est essentiel de penser à nos frères et sœurs trans*, queer et/ou noir·e·s, dont les souffrances sont encore bien plus grandes.
Je suis différent. Je suis queer, dans tous ses aspects et ses gloires. C’est donc ainsi que mes peurs sont revenues à la course, montant le long de mes nerfs, dans mon sang, ma lymphe, s’agrippant à tout ce qu’elles pouvaient sur le chemin vers ma conscience. Imaginez ne pas pouvoir sortir de chez soi sans se faire observer de haut en bas, minute après minute, dès que l’on change de transport public, de rue, de café ou de place dans la classe. Imaginez sortir et rentrer chez soi dans la peur d’être suivi par des personnes malintentionnées, des groupes de personnes que l’on croise à la gare vers un banc et dont on n’ose rentrer dans le périmètre ou même croiser le regard. Imaginez se faire traiter de « chose » par une personne qui ne connaît rien de vous. Peut-être que vous le pouvez, bien malheureusement.
Je m’adresse ici aux personnes dont les actions soutiennent l'oppression et la discrimination systémiques des personnes marginalisées, en particulier les hommes cis-het (pas tous), vous ne gagnerez jamais ce combat. Je suis peut-être plein de douleur et j’ai beau suffoquer dans mes propres larmes lorsque je me rends compte de ce qu’être soi-même représente comme risque, mais je suis qui je suis, même si le prix à payer est une désinvitation du reste du monde.
S’il y a une chose essentielle à tirer d’une première moitié d’année comme celle-ci, c’est que rien n’est plus puissant que l’amour et l’union.
Et par des temps aussi décisifs et porteurs d’espoir que ceux que nous traversons actuellement, ce sujet n’en est que plus important. Alors que nous ne sommes qu’au milieu du mois des fiertés, que les cris #blacklivesmatter ne cessent de résonner dans nos esprits, il est essentiel de penser à nos frères et sœurs trans*, queer et/ou noir·e·s, dont les souffrances sont encore bien plus grandes. En tant que personne gay, cis et blanche, je me rends bien compte d’exister à des intersections caractérisées par leurs privilèges, et ne pourrait jamais réellement comprendre le double, voire triple danger que de vivre à d’autres intersections représente. S’il y a une chose essentielle à tirer d’une première moitié d’année comme celle-ci, c’est que rien n’est plus puissant que l’amour et l’union. Ce n’est pas possible de choisir les discriminations que l’on condamne et celle que l’on soutient ; il est interdit à tout être humain de faire du tolerance shopping. De crier au nom des personnes noires le poing levé un matin et de battre une femme noire trans* le lendemain. De profiter d’un mouvement qui trouve son essence et ses origines dans le combat des personnes trans* noires à la fin des années 60 aux États-Unis. De se balader l’arc-en-ciel au vent et des paillettes plein le visage un temps et de ne pas soutenir de quelque manière qu’il soit le combat des personnes racisées. La convergence des luttes n’a jamais été aussi essentielle que par les temps qui courent.
J’ai tenté de comprendre ce besoin que semble avoir l’individu de classifier et de moquer, de visiblement juger, sans peur d’être remarqué et de bien sûr causer un dommage. Toute existence dans l’espace publique est caractérisée par une performance ; chaque personne qui traverse un de ces espaces performe sa sexualité, son genre. Comme nous l’énonce Borghi (2012 : p.6), « le concept de performance permet de dévoiler le caractère normé, hétéronormé et réglementé de l’espace public […] le corps étant le corps de l’homme blanc, occidental, jeune et sain : tous ceux qui sortent de ces paramètres sont d’emblée classés dans la a-normalité ». Dans ce cadre précis, il est concevable que rendre visible sa différence, c’est-à-dire avoir des pratiques qui visent à faire reconnaître une identité sociale, à exhiber une manière propre d’être au monde, à signifier symboliquement un statut et un rang, est un acte de rébellion. Mais de là à se faire discriminer et en souffrir pour autant, il y a un monde.
On ne peut changer que soit même…c’est donc notre résilience et notre persévérance malgré les moments de doute, les souffrances, et le rejet, qui changeront nos perspectives et celles du monde environnant. You do you, the world deserves and needs to see your light.
Ayant eu la chance de vivre quelques mois en Californie, j’ai eu l’opportunité de ressentir ce que c’était de « passer », de se fondre dans le décor, tant mon anormalité était alors normale. Curieusement toutefois, je me sentais comme une coquille vide, comme si on m’avait enlevé quelque chose au passage de la sécurité à l’aéroport ; je ne me sentais plus réellement moi-même. Par la suite j’ai compris que cette sensation d’être différent, cette méfiance, cet« instinct » étaient encrés si profondément en moi que je ne faisais plus qu’un avec ces sensations. Que j’aurais beau mettre en place tous les mécanismes de défense possible, mon corps et mon esprit avaient cernés cette séparation et cette souffrance comme étant miennes, tout simplement. Je souffre parfois de cette différence, mais lorsqu’on me l’enlève, je suis plus nu qu’un verre. Un paradoxe ? Certainement. Mais l’être humain n’est-il pas paradoxal ? Je ne remplacerai mon identité pour rien au monde, car elle est outil de changement, porteuse d’espoir et de transformation structurelle et sociale. J’en suis fier.
Des techniques d’évitement ? Je n’en ai pas. Parfois mon bouclier est si fort que ces agressions, directes comme indirectes, me coulent sur la peau comme sur les plumes d’un canard. D’autres jours, il suffit qu’une seule et minuscule pensée en moi ne soit pas alignée pour anéantir ma joie de vivre, ma confiance en soi et mon amour propre. Mais une chose est sûre : jamais je décide de ne pas être moi-même au risque de soulèvements. Tamiser qui je suis serait un cadeau trop grand pour la conscience collective, pour ce monde qui me veut différent, moins bruyant, plus effacé. Au final, notre environnement est un reflet de ce qui se trouve en nous : s’il n’y a que de l’amour, de la confiance, et de la lumière, votre environnement suivra. Et quand bien même on souffre encore de discriminations, c’est tout simplement parce que notre lumière reflète la noirceur chez l’autre. Et illumine surtout leur manque de confiance en soi, leur manque d’ouverture d’esprit, leur manque d’amour, pour elles·eux comme pour les autres. Faites-en sorte d’avoir des allié·e·s, des personnes qui vous aiment et vous soutiennent et seront là en cas de doute, en cas de violence, verbale comme physique. On ne peut changer que soit même…c’est donc notre résilience et notre persévérance malgré les moments de doute, les souffrances, et le rejet, qui changeront nos perspectives et celles du monde environnant. You do you, the world deserves and needs to see your light.